L’écrivain Louis Banneux [1] a raconté la mésaventure arrivée, un soir d’hiver, à deux loups en ribote à Chêne-al’Pierre [2].
« Chêne-al’Pierre possédait autrefois comme sonneur un cocasse paroissien. On l’avait surnommé Blancou, par rapport à un singulier accident. Durant une procession de la Fête-Dieu [3], alors qu’il brimbalait, son pantalon craqua sous l’effort, montrant une sérieuse mappemonde. Des enfants le virent. Et le joyeux sobriquet prit son envol avec les rires de tout le village.
Blancou se garda bien de s’offusquer de cette irrévérence : c’était un bon drille dont la force, la jovialité et la malpropreté sont restés légendaires.
Hélas, il avait au moins un autre défaut : il aimait boire. Tueur de procs et « artiste » vétérinaire, il n’aurait pu refuser toutes les rasades d’une nombreuse clientèle festoyante.
Or, un certain 23 décembre que Blancou avait sacrifié, en prévision des fêtes de Noël, moult cochons dodus et avalé un nombre respectable de petits verres de frais « pèkèt », il s’en fut sonner le pacifique angélus du soir [4]
. Parce qu’il lui restait une ou deux victimes à dépecer, notre homme ne prit pas le temps de se laver les mains ensanglantées et, comme il était pressé, il négligea de refermer la porte de l’église. Déjà, le village reposait, tandis que la neige tombait silencieuse et serrée.
Subitement les cloches s’ébranlèrent. Jamais, au grand jamais, de mémoire de vieux, elles n’avaient chanté semblables allégros. Leurs musiques, précipitées, devenaient haletantes.
On juge de l’émotion et de la peur.
Blacou, plus par jalousie que par devoir, se montra simplement scandalisé. « Qui pouvait ainsi sonner les matines, et un jour trop tôt s’il vous plait ? » se demandait-il. Certes, il savait d’expérience que les anges, personnes graves et de tradition, ne pouvaient se hâter à ce point de fêter la Naissance.
Quant au diable, pourquoi serait-il venu s’égarer dans la Sibérie belge ? N’avait-il pas mille occasions plus propices de s’égayer ? Et puis, on affirma qu’il ne comtait, en ces temps là, aucun supppôt à Chêne-al’Pierre.
Dans leurs bizarres accoutrements, les villageois se dirigeaient avec prudence vers le temple. A l’arrivée de Blancou, on se poussa du coude. Sans attendre le vieux curé qui avait l’oreille dure, héroiquement le sonneur ouvrit la porte toute grande et faillit tomver à la renverse.
Deux loups énormes tiraient aux cordes des cloches en poussant des hurlements étouffés, et pour cause. Les fauves attirés par l’odeur de cheir fraiche, avaient suivis la piste du mégligeant Blancou. Dans le porche, ils s’étaient jetés sur les cordes encore pleines de sang et les prenant pour des boudins, avaient essayé de les avaler. Les noeurds pratiqués au bout des cordes empêchaient lesdits boudins de sortir de l’estomac, et les loups tiraient, tiraient… ».
Avec quelques variantes, on raconte à Tavigny la même légende du « leu-warou », terreur des mères et des enfants. Mais, ici, ce fut le vieux curé de l’endroit qui régla son affaire au loup.
— Notes et références —
[1] Louis Banneux : Sociologue et économiste, philanthrope et curieux, Louis Banneux est naturellement attiré par les manifestations populaires : les petits métiers, les industries locales, la vie des artisans et des ouvriers.
Plus d’information sur Objectif Plumes, le portail des littératures belges : https://objectifplumes.be/author/louis-banneux/
[2] Chêne al’Pierre (en wallon : Tchinne al Pire) est un hameau de la commune de Manhay, située dans le nord de la province de Luxembourg. Source Wikipedia
[3] La Fête-Dieu est une fête religieuse essentiellement catholique et parfois anglicane2 célébrée le jeudi qui suit la Trinité, c’est-à-dire soixante jours après Pâques, Cette fête célèbre la présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie, c’est-à-dire sous les espèces (apparences sensibles) du pain et du vin consacrés au cours du sacrifice eucharistique (messe). Source Wikipedia
[4] L’Angélus est une prière quotidienne chrétienne de l’Église catholique d’Occident. Elle est sonnée trois fois par jour par les cloches pour en annoncer l’heure. La prière de l’Angélus est composée de trois Ave Maria séparés par des invocations spécifiques. Les heures de prière de l’Angélus correspondent généralement à sept heures, midi et dix-neuf heures.