Y avait-il ou non des botteresses liégeoises sur le chantier du canal de Bernistap ?
On le disait, on le racontait dans les chaumières mais aucune source n’était venu le confirmer.
Or voici que l’Avenir du Luxembourg du 11 octobre 1908 nous apprend que l’idée du canal reliant le Grand-Duché à la mer serait relancée
L’article comprend, bien entendu, quelques raccourcis, quelques imprécisions.
« Tunnel » est un terme anachronique car datant de la période ferrovière et donc bien postérieur à l’époque du creusement pendant laquelle l’on parlait plutôt de souterrain ou encore de souterrain aquatique.
A ce sujet, voir l’article « Tunnel ou souterrain », publié en mai 2013, sur l’excellent site www.canalmeusemoselle.wordpress.com :-).
Le souterrain de Bernistap n’aurait pas été plus long que 2,500 km, ce qui aurait déjà été une formidable performance à l’époque.
N’oublions pas non plus que le tracé du canal fut dressé par Rémy de Puydt, ingénieur belge pour le moins, et que la Société du Luxembourg était plutôt bruxelloise que hollandaise. Mais certaines idées ont la vie dure.
Le souterrain n’a été creusé à partir de Hoffelt. Par contre, la partie sud du bief de partage traversera le village jusque dans les années 1960.
Le creusement du souterrain fut bien commencé à quelques centaines de mètres de la ferme-château de Bernistap mais le lieu ne s’appela le « Chantier » que parce que les travaux s’y déroulaient. Il est à noter que le territoire de ce « chantier » était bien plus large qu’actuellement puisqu’elle couvrait une distance de plus de 2 km, allant de la route de Bernistap à, grosso modo, la voie de chemin de fer (actuel Ravel).
Le plus intéressant de l’article est cependant la suite.
Comme le sujet avait été remis au goût du jour, l’Avenir du Luxembourg envoya probablement un journaliste sur les lieux afin d’y collecter des témoignages; comme ils le font encore 110 ans plus tard, à l’occasion des 24 h cyclistes de Tavigny.
L’Avenir, donc, « recueilli les souvenirs de vieillards à mémoire toujours lucide bien que frisant le centenaire« .
Une confirmation d’abord: « Ce tunnel fut creusé par des ouvriers du pays de Liège, et de Hainaut« .
La notion de pays est large. Par Liège, on entendait encore, à l’époque, la région couvrant la Principauté de Liège, bien plus étendue et morcellée que l’actuelle province. Si on y ajoute le comté de Hainaut et, bien sur, la main d’oeuvre locale on peut donc dire que ces ouvriers provenaient des 4 coins de la Wallonie actuelle.

L’article devient encore plus intéressant par la suite car, pour la première fois, la présence de botteresses est confirmée sur le site des travaux du souterrain.
« Des femmes, à l’aide de bottes, prenaient pierres et terres du tunnel pour les déverser des deux côtés du canal où ces décombres forment deux véritables montagnes. Ces vaillantes femmes portaient ainsi leurs charges tout en lançant des lazzis à leurs compagnons de travail, tandis que d’autres, tout en cheminant sur le chantier, tricotaient des bas pour leur marmaille ».
Il s’agit donc de Botteresses ou Botèresses ou encore hoteresses (1), en provenance vraisemblablement des charbonnages de la vallée de la Meuse. Elles avaient en effet l’habitude de porter leur tricot autour du coup et de se mettre à l’ouvrage dès qu’elles avaient un moment de temps.
Charles-Armand Demanet (2) les a certainement rencontrées à Bernistap, ces botteresses. Il note dans son cours de construction, professé à l’École Militaire de Bruxelles de 1843 à 1847:
« Transport à la hotte. Ce mode de transport n’est guère employé, et encore assez rarement, que dans la province de Liège, et ce sont ordinairement des femmes appelées botteresses qu’on y emploie ; elles se servent de hottes en osier qu’elles portent sur le dos et qu’elles s’attachent aux épaules avec des bretelles. Ce moyen de transport ne peut être avantageux que dans des cas tous spéciaux. »
La gouaille liègeoise de ces botteresses semble avoir frappé les esprits ardennais de l’époque qui, s’ils ressemblent un tant soit peu à ceux d’aujourd’hui, devaient être beaucoup plus réservés, voire taciturnes.
Vrai type de la liégeoise du peuple, la botteresse étonnait par son courage capable d’affronter l’épreuve des charges les plus dures, comme par la rudesse et la verdeur de ses propos.
Dans la première édition de son dictionnaire wallon en1823, Lambert REMACLE (3) écrivait : « après lès bot’rèsses di Lîdge i fât houmer l’rôye« , après les hotteuses de Liège, il faut effacer la ligne (= il faut tirer l’échelle, elles défient toutes comparaisons). Et il ajoutait : « force, courage, résignation, gaité constante, saillies originales, voici les hotteuses de Liège et des environs ».
La suite de l’article de l’Avenir ne confirme plus autre chose:
« Dans les futurs travaux, reverrons-nous ces vaillantes botteresses? En aval de Bernistap, juque la Meuse, le canal se déroulera dans un des plus beaux et pittoresques sites du Nord de nos Ardennes.
Les délégués ont soigneusement étudié sur place le projet et à cette heure leur rapport est remis à chacun des gouvernements intéressés.
Ce canal est appelé à apporter le bien-être dans toute notre région et il sera un énorme débouché pour les produits miniers de nos voisins Grand-Ducaux.«
Pour l’anecdote, sachez encore que les botteresses portaient les fameuses « culottes fendues » qui leur permettaient d’uriner debout sans devoir enlever jupes et jupons.
Il existe d’ailleurs une petite statuette en bronze, appelée communément « La botteresse pisseuse » qui représente une botteresse se tenant jambes écartées au-dessus d’un caniveau.
1 “Hotteresse” ou “botèresse”; les deux termes sont souvent utilisés l’un pour l’autre. La “botèresse” est une femme portant des charges avec un bot, panier en forme d’entonnoir sans fond, sur son dos. Le bot, contrairement à la hotte qui, elle, avait un fond, ne pouvait pas tenir seul debout.
2 Charles-Armand Demanet (1808-1968) fut charger, en 1827, de diriger les travaux d’exploitation de la mine de plomb de Longvilly. Voir sa biographie sur www.canalmeusemoselle.wordpress.com.
3 Jean Laurent Lambert Remacle, auteur belge ( – ), auteur du Dictionnaire wallon et français, 1823, t.1 1839, t.2 1843
Il a skepyî a Ptit Rtchin li 23 d’ måss 1769 ey î mori li 15 d’awousse 1849. E 1823, il a-st eplaidî li prumire edicion di s’motî walon–francès lomé Motî da Rmåke li vî, ki c’est l’djeujhinme motî walon, cronolodjicmint. Di s’mestî, il esteut mwaisse di scole a Lidje.
Source: https://wa.wikipedia.org/wiki/Jean_Laurent_Lambert_Remacle