La visite de l’inspecteur

Tableau d’André Bosmans (Exposition au musée en Piconrue, Bastogne)

J’ignore pourquoi ce tableau s’intitule « La visite de l’inspecteur ». S’agit-il d’un inspecteur vétérinaire qui s’occupe de l’hygiène ou du bien-être des animaux ? S’agit-il de traquer la tuberculose, la fièvre aphteuse, la brucellose ou une autre de ces épizooties qui menacent les étables et peuvent ruiner un élevage ? Je n’en sais rien et peu importe car, apparemment, l’inspecteur est absent de la toile.  Les deux humains sont en sabot, comme l’animal d’ailleurs, une sorte de chaussure qu’on ne verrait jamais à un inspecteur. Il doit être est dehors, il regarde le trio, l’homme, la femme et la vache qui se présentent à lui, comme des soldats prêts pour la revue avant le défilé. En somme, il est avec nous devant le tableau.  Peut-être le peintre a-t-il voulu nous dire que l’inspecteur, c’est chacun d’entre nous qui observons la scène et il nous souffle à l’oreille : «  À vous de juger ! »

 

Dans ce cas, le peintre, lui, où est-il ? Si on observe attentivement le tableau, on peut remarquer un quatrième personnage dans l’étable. On ne voit que son visage qui ressort de la pénombre des petites vacheries d’autrefois. On peut percevoir en outre quelques arrières de bête, des veaux sans doute, mais qui n’empêcheraient pas qu’on utilise à bon escient pour ce bonhomme l’expression qu’il se trouve « derrière le cul des vaches ».  Serait-ce un valet ?  Pour une si petite ferme, ce serait très étonnant. Je me demande s’il ne faut pas y reconnaître plutôt le peintre, André Bosman, qui était paysan, lui-même, qui certainement n’avait pas envie de se trouver en compagnie de l’inspecteur, mais plutôt discrètement à côté de ses collègues soumis à un contrôle. Son profil passe en douce sur le tableau, comme Hitchcock au début de ses films.

 

Passons aux trois protagonistes de la scène, l’homme, la femme et la vache. L’homme d’abord. Il guette quelque chose ou quelqu’un sur sa droite, d’un air inquiet, me semble-t-il. Est-ce l’inspecteur ?  Est-ce l’avenir tout simplement. Il a posé les mains sur le dos de la vache, la gauche dans les salières à la racine de la queue, un endroit où les vaches aiment être caressées, et la droite sur le flanc, le coude appuyé sur l’échine, dans une attitude de propriété mais d’affection aussi.  C’est un homme encore jeune, au milieu de la vie, qui se demande néanmoins ce qui va lui arriver et qui s’agrippe à sa vache.

 

À côté, c’est sa femme. Elle semble elle aussi au milieu de son âge. Ses cheveux, qu’elle a soigneusement tirés comme les fermières le font pour travailler dans le bétail, sont d’un noir de jais. Son cou est encore ferme. Mais son visage aussi semble empreint d’angoisse. Le plus troublant, c’est son regard. Elle nous fixe de ses yeux doux, comme si elle attendait notre réaction d’inspecteur. Vous êtes venus vous rendre compte ?  Eh bien, vous voyez ce que nous sommes. Nous sommes des paysans.

 

Vous nous trouvez un peu niais parce que nous sommes campés là avec notre vache ?  Les paysans, voyez-vous,  ne se font pas portraiturer comme les bourgeois qui remplissent tout le cadre avec leur seule personne. Les paysans se font représenter avec une bête. Le paysan n’a pas de sens sans la bête. C’est même la bête la plus importante, parce que, si vous retirez la bête, il n’y a plus de paysan. Il n’y aurait plus que des gens comme les autres.

 

L’homme et la femme ne s’en cachent pas, ils n’ont pas honte de leur état, ils l’exposent tel qu’il est. Ils se tiennent même modestement derrière la vache pour lui laisser la première place. Ils auraient pu se mettre par-devant, la tenir avec un licol passé autour de ses grandes cordes, ou encore l’un devant, l’homme suivant l’usage, et la femme derrière armée d’un bâton ferré pour la faire avancer. Non, ils se sont mis en retrait derrière le flanc de la vache. Ils la tiennent, non pas comme un animal entravé que l’on conduit au marché aux bestiaux, une chose à vendre en topant dans les mains, ils l’enlacent affectueusement, comme quelqu’un de la famille, une compagne de toujours.  La femme a même laissé descendre son bras droit sur l’épaule de la vache dans un geste d’embrassade et ses doigts repliés indiquent qu’elle la gratouille gentiment.

 

Cette vache, il faut le dire, est une belle vache. Elle n’a pas beaucoup de fesses, le blanc bleu belge, ce n’est pas son style. Toute sa graisse passe dans la fabrication du lait. Pour autant, elle n’a pas le pis qui traîne par terre comme certaines mamelues que nous ne nommerons pas, au contraire, il est bien accroché, rond, exposant deux de ses quatre petits trayons érectiles. Son flanc est ample, bulbeux, galbé comme la coque d’un bateau prêt à embarquer le passager annuel que lui confie le taureau.

 

Mais le plus beau, le plus touchant, c’est sa tête. On sent en elle une extraordinaire tranquillité. La vache, comme chacun sait, est un ruminant, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se précipite jamais, qui prend son temps pour digérer lentement l’existence. Ne dirait-on pas qu’elle va nous parler ? Après tout, ce ne serait pas si étonnant que cela. Ne dit-on pas de certaines personnes qu’elles parlent français comme une vache espagnole. Si les vaches espagnoles parlent, pourquoi pas les ardennaises ?

 

Regardez son œil. Vous voyez qu’elle ne regarde pas devant elle. Elle nous regarde. Sans tourner le cou – en tant que ruminant, il faudrait qu’elle s’interroge d’abord sur l’utilité de ce pivotement – , mais de côté.  Elle nous observe avec douceur.  Il n’y a rien de plus suave que le regard d’une vache. Quand Homère dans L’Iliade veut dire qu’une femme a des yeux si beaux qu’on aimerait s’y perdre, il emploie l’épithète βοῶπιϛ (boôpis) qui signifie « aux yeux de vache ». L’expression revient souvent pour désigner Héra, l’épouse de Zeus, la sainte Héra aux yeux de vache. Pas de plus bel éloge à la beauté d’une femme. Essayez donc ce compliment, vous m’en direz des nouvelles.

 

L’homme, la femme et la vache ne forment pas un trio, mais plutôt une trinité. Quelques-uns parmi nous ont encore appris au catéchisme ce qu’était la Sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ils savent que, bien qu’étant trois personnes, Père, Fils et Esprit ne forment cependant qu’une seule entité divine. Ils sont trois en un seul Dieu. C’est évidemment ce qu’on appelle un mystère, une chose qu’il vaut mieux ne pas essayer de comprendre si on tient à sa foi, mais que peut-être notre tableau peut nous faire ressentir.

 

Il représente, en effet, la trinité paysanne, le noyau essentiel de la paysannerie composée de trois personnes si unies qu’elles n’en forment plus qu’une seule. Pour obtenir cette substance paysanne, il faut un homme et une femme d’abord, car le travail à la ferme est un travail de couple qui mobilise autant l’un que l’autre, et ensuite un animal, car ce labeur ne se comprend qu’en fonction de la bête qui est son objet. C’est pourquoi, comme chacun sait, en Ardenne comme en Inde, la vache est sacrée.

 

Comme dans la Sainte Trinité, les trois personnes sont liées indissolublement par un même amour.  L’homme et la femme s’aiment, ils aiment la vache et la vache, c’est important, les aime tout autant tous les deux. Tout en elle, dans le tableau, respire la confiance réciproque. Il n’y a rien de plus docile qu’une vache aimante. Elle revient à la barrière quand on l’appelle. Elle a son petit nom. Celle-ci doit répondre à celui de Blanchette ou Mignonne ou Charmante. À l’étable, elle se remet gentiment à sa place habituelle. Elle offre ses mamelles au trayeur et lui laisse reposer son front sur son grasset, la peau si douce et si chaude au-dessus du pis.

 

Du moins, était-ce ainsi que se comportaient les vaches au temps d’André Bosmans, dans les petites fermes chères à son cœur, quand on estimait une étable suffisamment garnie avec quinze ou vingt laitières. Les fermiers étaient des fermiers et pas encore des exploitants agricoles équipés de bouveries comme des halls de gare voire comme des camps de concentration. Plus question de trinité, d’amour des bêtes dans ces temples du rendement. 

Dans une maison de repos, un vieux fermier dans son fauteuil me disait l’autre jour, en évoquant la vie d’autrefois : « Ah ! m’fi Armel, on avait si bon avec nos bêtes. » Et comme le dit Rabelais : « Et se disant, pleurait comme vache. »

 

© Armel Job

Dernière parution  Une femme que j’aimais, Robert Laffont, 2018

 

 

 

 

 

Houff’Archive remercie chaleureusement  M. Armel Job pour ce superbe texte qu’il nous a si aimablement autorisé à reproduire ici.

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Jusqu’au 14 octobre prochain, le Musée en Piconrue de Bastogne rend un hommage posthume au peintre Manhaydois André Bosmans (1922-2014). Un artiste qui, à travers ses œuvres, a dénoncé les grandes mutations dans le monde de l’agriculture au 20ième siècle. En paralèlle à l’exposition, un ouvrage consacré au peintre a été édité par le musée. On y retrouve notamment des écrits poétiques inédits d’André Bosmans.